Cancer de l’estomac à cellules indépendantes : pronostic et implications thérapeutiques.

Cancer de l’estomac à cellules indépendantes : pronostic et implications thérapeutiques.

Thibault Voron, François Paye

Avec 951 000 nouveaux cas diagnostiqués en 2012 et plus de 700 000 morts par an, le cancer gastrique représente le cinquième cancer le plus fréquent et la troisième cause de mortalité par cancer dans le monde1. En France, le cancer gastrique est également un problème de santé publique avec 6 440 nouveaux cas diagnostiqués et 4 756 décès en 2012.

 

Malgré une diminution globale de l’incidence des adénocarcinomes gastriques durant ces trente dernières années, on observe au contraire une augmentation de la fréquence des adénocarcinomes gastriques à cellules indépendantes (ADCI), représentant actuellement entre 35% et 45,5% des adénocarcinomes gastriques dans les séries publiées2, 3. Leur incidence a ainsi été multipliée par 10 entre 1970 et 20004.

 

Cette augmentation de la proportion d’ADCI au sein des adénocarcinomes gastriques peut d’abord s’expliquer par l’évolution des classifications anatomopathologiques utilisées pour caractériser ces cancers. En effet, depuis la publication de la classification OMS des cancers de l’estomac en 1990, l’ADCI constitue un type histologique particulier et donc mieux identifié. Auparavant, les ADCI étaient inclus dans le type diffus de la classification de Lauren, le type infiltrant de la classification de Ming, le type indifférencié selon Nakamura ou étaient considérés comme de « haut grade » selon l’UICC.

 

L’ADCI est donc défini, dans la classification OMS, comme un adénocarcinome gastrique avec un contingent de plus de 50%, de cellules isolées ou en petits groupes, disséminées dans un stroma fibreux contenant de la mucine en intra-cytoplasmique. Cette mucine peut refouler le noyau en périphérie, formant un aspect de cellule en bague à châton.

 

Bien qu’il constitue le type histologique habituel des linites gastriques, l’ADCI doit être distingué de cette dernière, définie macroscopiquement par un épaississement et une rigidité de la paroi gastrique secondaire à une réaction stromale fibreuse abondante. Ainsi, 10% à 20% des linites gastriques ne sont pas des ADCI selon la définition OMS, dans les séries occidentales récentes5.

La diminution globale de l’incidence des cancers gastriques étant principalement liée à une amélioration des conditions de vie et à une diminution de l’exposition à certains facteurs de risque environnementaux, la carcinogénèse spécifique des cancers gastriques de type diffus peut également expliquer l’évolution croissante de l’incidence des cancers gastriques de type ADCI.

La prévalence des cancers gastriques de type diffus semble, en effet, peu influencée par les facteurs environnementaux (nourriture salée, dérivés nitrés), mais fortement associée aux caractéristiques génétiques des patients6. Ainsi, le type ADCI est fortement associée à des mutations du gène CDH1, responsable de la perte de fonction de la protéine d’adhésion cellulaire E-Cadhérine et de la perte de polarité de la cellule gastrique devenant ainsi une cellule isolée. Ces mutations, germinales ou acquises, permettent le développement de l’ADCI en dehors de toute gastrite chronique atrophique et de toute métaplasie intestinale, expliquant que ce type histologique survienne chez des patients plus jeunes que les autres types histologiques.

Ces différences épidémiologiques, mais aussi histologiques et moléculaires entre les ADCI et les adénocarcinomes gastriques non à cellules indépendantes (non-ADCI) laissent supposer qu’il s’agit de deux entités réellement distinctes au sein des cancers gastriques, avec un pronostic et des stratégies thérapeutiques propres.

Impact pronostique du type histologique ADCI:

Alors que les publications s’accordent sur le caractère péjoratif de l’adénocarcinome gastrique diffus de la classification de Lauren7, 8, incluant le type histologique ADCI de la classification OMS, la valeur pronostique propre de ce dernier reste discutée.

Le pronostic de l’ADCI semble d’abord variable en fonction du stade d’évolution de l’adénocarcinome gastrique au moment du diagnostic.

Dans les études ne s’intéressant qu’aux cancers gastriques superficiels (ou Early Gastric Cancer), définis par la Société Japonaise d’Endoscopie comme des cancers ne dépassant pas la sous-muqueuse, quel que soit le statut ganglionnaire9, il est rapporté que le pronostic du type histologique ADCI est plus favorable que celui des autres types histologiques10. Cette différence semble pouvoir s’expliquer par une plus faible diffusion intrapariétale des ADCI superficiels, plus souvent limités à la muqueuse gastrique, et par un plus faible taux d’envahissement ganglionnaire, mais aussi par la survenue de ce type histologique chez des patients plus jeunes11.

Au contraire, lorsqu’on s’intéresse aux adénocarcinomes gastriques invasifs, la valeur pronostique du type ADCI reste controversée.

 

Ainsi les études asiatiques et occidentales, s’accordent sur le fait que les tumeurs ADCI sont plus souvent diagnostiquées à un stade tardif, avec une plus grande proportion de tumeurs envahissant la sous-séreuse (pT3), voire la séreuse (pT4), un plus fort taux d’extension ganglionnaire (pN+) et une carcinose péritonéale retrouvée plus fréquemment que pour les autres types histologiques. Cependant ces constatations anatomo-cliniques ne sont pas associées, dans la majorité de ces études, à une survie globale moindre des patients porteurs d’ADCI par rapport aux patients présentant un adénocarcinome gastrique d’un autre type histologique12, 13.

Parmi les cinq études disponibles évaluant l’impact pronostique du type histologique ADCI sur la survie globale et utilisant une analyse multivariée limitant les biais potentiels induits par certains facteurs confondants, seule une provient d’une équipe occidentale. Ce travail réalisé par Taghavi et al.3 à partir des données SEER de 17 centres épidémiologiques américains, sur une large cohorte de 10 246 patients ayant un adénocarcinome gastrique, a montré qu’à stade égal, le pronostic de l’ADCI est identique à celui des autres types histologiques.

Cependant, plusieurs facteurs reconnus comme pronostiques (radicalité de la résection, étendue du curage ganglionnaire réalisé, existence de complications post-opératoires), absents de l’analyse multivariée limitent la validité de ces résultats.

Une seconde étude occidentale sur le sujet est une étude unicentrique cas-témoins de l’équipe de Lille, retrouvant les mêmes caractéristiques d’agressivité tumorale du type histologique ADCI, mais avec une valeur pronostique péjorative propre de ce type histologique par rapport aux autres adénocarcinomes gastriques, après appariement sur différentes variables pronostiques5.

A partir d’une large cohorte rétrospective multicentrique française de 1799 patients opérés d’un adénocarcinome gastrique entre 1997 et 2010 dans 19 centres français, nous confirmons la valeur pronostique péjorative du type histologique ADCI sur la survie globale, en analyse univariée (survie médiane de 26 mois vs. 51 mois pour les tumeurs non-ADCI; p<0,001), mais aussi en analyse mutlivariée (HR=1,182; p=0,041) après ajustement sur les autres principaux facteurs de risque de mortalité que sont la dénutrition, l’aspect de linite, la radicalité de la résection, l’extension tumorale intrapariétale, l’envahissement ganglionnaire et la présence de métastases à distance.

 

Implications thérapeutiques spécifiques au type histologique ADCI:

Depuis 2006 et la publication de l’essai MAGIC14, puis de l’essai FFCD970315, la chimiothérapie péri-opératoire est devenue le traitement de référence des adénocarcinomes gastriques de stade supérieur à IA, permettant une amélioration significative de la survie sans récidive et de la survie globale par rapport aux patients traités exclusivement par chirurgie (survie globale à 5 ans: 36,3% vs. 23%). Toutefois, aucune de ces études prospectives ne présente d’analyse en sous-groupe en fonction du type histologique, alors que deux études rétrospectives chez des patients porteurs d’adénocarcinomes à un stade avancés, souvent des linites. suggèrent une certaine chimiorésistance du type ADCI16, 17. Plus récemment, les résultats d’une étude multicentrique française regroupant 924 patients porteurs d’ADCI renforcent cette hypothèse en montrant l’absence de bénéfice sur la survie globale d’une chimiothérapie péri-opératoire par l’absence de downstaging ou de downsizing, dans ce type histologique18.

Afin de confirmer une potentielle chimiorésistance du type histologique ADCI, nous avons réalisé une analyse multivariée en sous-groupes, en fonction du type histologique, à partir de notre série multicentrique rétrospective incluant 900 tumeurs non-ADCI et 899 tumeurs ADCI. Dans le groupe de patients ayant une tumeur ADCI, l’administration préopératoire ou postopératoire de chimiothérapie n’influençait pas, de manière statistiquement significative, la survie globale, contrairement au groupe ayant une tumeur non-ADCI. Cependant, l’administration périopératoire d’une chimiothérapie ne constituait pas un facteur de mauvais pronostic, contrairement à l’étude de Messager et al18.

L’effet bénéfique, délétère ou inexistant d’une chimiothérapie péri-opératoire dans le traitement des ADCI résécables reste donc à déterminer par une étude prospective, randomisée (étude PRODIGE), afin de limiter les biais d’attribution de traitement, et les potentiels facteurs confondants inhérents à toute étude rétrospective.

Les différences observées dans l’épidémiologie, le type de patients atteints, les caractéristiques tumorales et le pronostic entre les adénocarcinomes à cellules indépendantes et les autres types histologiques d’adénocarcinomes gastriques soutiennent le concept selon lequel les ADCI devraient être considérés comme une entité distincte parmi les adénocarcinomes gastriques.

Cependant, mis à part trois études rétrospectives16, 17,18 , d’un faible niveau de preuve, suggérant une probable chimio-résistance des ADCI, aucune étude ne valide, à ce jour, une prise en charge thérapeutique différente pour ce type histologique, pourtant plus agressif que les autres adénocarcinomes gastriques.

 

Références

  1. Ferlay J, Soerjomataram I, Ervik M, et al: Cancer Incidence and Mortality Worldwide: IARC CancerBase No. 11. Lyon, Fr Int Agency Res Cancer , 2013
  2. Bamboat ZM, Tang LH, Vinuela E, et al: Stage-stratified prognosis of signet ring cell histology in patients undergoing curative resection for gastric adenocarcinoma. Ann Surg Oncol 21:1678–85, 2014
  3. Taghavi S, Jayarajan S, Davey A, et al: Prognostic significance of signet ring gastric cancer. J Clin Oncol 30:3493–8, 2012
  4. Henson DE, Dittus C, Younes M, et al: Differential trends in the intestinal and diffuse types of gastric carcinoma in the United States, 1973-2000: increase in the signet ring cell type. Arch Pathol Lab Med 128:765–70, 2004
  5. Piessen G, Messager M, Leteurtre E, et al: Signet ring cell histology is an independent predictor of poor prognosis in gastric adenocarcinoma regardless of tumoral clinical presentation. Ann Surg 250:878–87, 2009
  6. Peleteiro B, La Vecchia C, Lunet N: The role of Helicobacter pylori infection in the web of gastric cancer causation. Eur J Cancer Prev 21:118–25, 2012
  7. Kunz PL, Gubens M, Fisher G a, et al: Long-term survivors of gastric cancer: a California population-based study. J Clin Oncol 30:3507–15, 2012
  8. Lorenzen S, Blank S, Lordick F, et al: Prediction of response and prognosis by a score including only pretherapeutic parameters in 410 neoadjuvant treated gastric cancer patients. Ann Surg Oncol 19:2119–27, 2012
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  10. Jiang C-G, Wang Z-N, Sun Z, et al: Clinicopathologic characteristics and prognosis of signet ring cell carcinoma of the stomach: results from a Chinese mono-institutional study. J Surg Oncol 103:700–3, 2011
  11. Gronnier C, Messager M, Robb WB, et al: Is the negative prognostic impact of signet ring cell histology maintained in early gastric adenocarcinoma? Surgery 154:1093–9, 2013
  12. Theuer C, Nastanski F, Brewster W, et al: Signet ring cell histology is associated with unique clinical features but does not affect gastric cancer survival. Am Surg 65:915–921, 1999
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